La signature d’un accord définitif de cessez-le-feu et la suspension permanente des hostilités, aussi élusives soient-elles aujourd’hui, risquent de produire le retour massif d’une population déracinée qui n’attendra pas que le pays soit fin prêt à les accueillir pour rentrer chez elle. Le rapatriement et la réinstallation rapides d’environ un million de Burundais ne pourront se faire dans de bonnes conditions que s’ils bénéficient d’une préparation minutieuse. Aujourd’hui, le gouvernement de transition comme la communauté internationale n’ont pas pris la mesure des conséquences politiques qu’un tel retour pourrait avoir sur le pays, notamment pour la gestion de la question foncière. Les conflits fonciers pourraient en effet devenir une nouvelle source de déstabilisation pour la transition au lendemain de la signature d’un cessez-le-feu définitif.
Les réfugiés et déplacés - principales victimes du conflit burundais - attendent, depuis la signature de l’Accord d’Arusha du 28 août 2000, les dividendes du processus de paix. Le Burundi a déjà connu un précédent dramatique en terme de rapatriement de réfugiés. Lors de la victoire électorale du FRODEBU en 1993, environ 50 000 réfugiés de 1972 étaient rentrés spontanément au pays. Leur arrivée a été très difficilement gérée par le nouveau pouvoir, piégé entre la nécessité de réinstaller des réfugiés spoliés de leurs biens par l’ancien régime et la peur des populations tutsi d’être les principales victimes de ce rapatriement. Les manifestations de familles tutsi expropriées avaient contribué fortement à la dégradation de la situation politique qui aboutit à un coup et à l’assassinat du président Ndadaye le 21 octobre.
Le Burundi a connu deux vagues de départs massifs de réfugiés. La première s’est produite en 1972 suite au génocide perpétré par l’armée burundaise contre l’élite hutu, entraînant la fuite de quelques 300 000 personnes, principalement en Tanzanie. Puis en 1993, l’assassinat de Melchior Ndadaye et les massacres qui ont suivi ont entraîné de nouveaux déplacements et de nouveaux départs, renouvelés depuis lors après chaque vague de violence. Après dix ans de guerre, on estime à plus de 500 000 le nombre de réfugiés dans les camps de l’ouest de la Tanzanie et à 300 000 ceux qui se sont dispersés ou ont été réinstallés dans des conditions précaires sur l’ensemble du territoire tanzanien. Simultanément, on compte environ 281 000 déplacés permanents au Burundi, vivant sur 226 sites répertoriés. Tous les mois 100 000 civils en moyenne sont également temporairement déplacés en raison de la poursuite des combats.
Tous ces réfugiés et déplacés ont pu, à des degrés divers, être les victimes de spoliations foncières. Côté Hutu, les réfugiés de 1972 originaires de la plaine très fertile de l’Imbo ont été quasi systématiquement spoliés de tous leurs biens sous les régimes Micombero et Bagaza. Ceux de 1993 ont été moins victimes de spoliations foncières, mais leur réinstallation n’en sera pas pour autant aisée. Comme pour les déplacés tutsi installés temporairement sur des sites périurbains, beaucoup ont été victimes de profiteurs de guerres qui ont saisi l’occasion de l’absence ou du décès des propriétaires légitimes de parcelles pour se les approprier indûment ou les revendre à profit. Mais si elles se sentent généralement plus en sécurité autour des villes, ces populations déplacées n’y bénéficient pour autant d’aucune sécurité foncière et doivent pouvoir s’assurer de la restitution totale de leurs biens ou de l’obtention de compensations appropriées si elles renoncent à les récupérer. Les mêmes profiteurs de guerre ont également bénéficié de la corruption rampante existant dans les structures administratives et politiques du pays pour s’approprier des terres domaniales pouvant servir à la réinstallation des réfugiés.
A ce jour, le gouvernement burundais et la communauté internationale n’ont pas encore pris la mesure des défis que le retour et la réinstallation des réfugiés et déplacés risquent de représenter. Ceux-ci vont non seulement tester la capacité administrative du gouvernement de transition et la volonté de la communauté internationale de soutenir la reconstruction burundaise, mais ils constitueront sans aucun doute une source de tension permanente pour la transition. Pendant les premiers mois de l’application de tout accord global de cessez-le-feu, les déçus du processus de paix saisiront toute les opportunités possibles de manipulation politique pour bloquer les réformes.
Une surenchère politique est possible tant du côté hutu que du côté tutsi sur la question de la restitution des terres des réfugiés et déplacés et de l’insuffisance ou du retard des compensations et réparations allouées aux familles expropriées ou réinstallées sur des terres domaniales. L’insatisfaction prévisible d’un grand nombre de réfugiés ne pouvant récupérer leurs biens est un terrain idéal de mobilisation politique pour le groupe rebelle toujours absent du processus de paix, le Parti pour la libération du peuple Hutu - Forces Nationales de libération (PALIPEHUTU-FNL) d’Agathon Rwasa. De même, si la question foncière devient un enjeu de mobilisation électorale, elle pourrait devenir une menace pour la transition.
Dans ce contexte, le désamorçage de la bombe foncière à travers la mise en place d’un système judiciaire transitionnel exclusivement réservé à cet effet est une mesure d’urgence que le gouvernement de transition doit mettre en œuvre sans tarder. Cette mesure d’urgence est bien entendue complémentaire d’autres réformes structurelles que doit entreprendre l’Etat burundais. Mais la préparation politique du retour et de la réinstallation des réfugiés et déplacés est désormais une priorité. L’insertion de l’institution des bashingantahe dans le processus opérationnel de réinstallation devrait permettre de faire en sorte qu’au lendemain de la signature d’un accord définitif de cessez-le-feu, la question foncière ne déstabilise pas dramatiquement la transition.
Au gouvernement de transition:
1. Engager immédiatement la révision du code foncier et son harmonisation avec les autres textes juridiques relatifs à la question foncière. S’assurer notamment de la reconnaissance explicite du droit des femmes à la propriété foncière.
2. Suspendre toutes les allocations des terres domaniales à des personnes privées et révoquer toutes les transactions de terres domaniales effectuées depuis le début de la transition.
3. Réviser le texte de loi s’y afférant afin de garantir l’indépendance administrative et financière de la Commission nationale pour la réhabilitation des sinistrés
A la Commission nationale pour la réhabilitation des sinistrés (CNRS):
4. Mettre immédiatement en place la sous-commission terre en y laissant des sièges vacants pour les représentants de la rébellion
5. Lancer un programme de réhabilitation de l’institution des bashingantahe destiné à avoir, sur chaque colline, un comité de gestion de la réinstallation des réfugiés et déplacés.
6. Etablir dans chaque province un tribunal foncier et édicter:
(a) les règles précises guidant la réinstallation des réfugiés et déplacés sur leur propriétés;
(b) les critères de compensation pour les familles expropriées;
(c) les critères de réinstallation sur les terres domaniales;
(d) le montant des réparations pour les familles ne pouvant réintégrer leurs anciennes propriétés; et
(e) réaffirmer le droit des veuves à bénéficier pleinement de la propriété des terres de leurs maris décédés.
7. Engager un dialogue avec l’Eglise catholique en vue d’allouer une partie de son patrimoine foncier inexploité pour la réinstallation des réfugiés et déplacés.
8. Créer un fond fiduciaire destiné à financer la réhabilitation de l’institution des bashingantahe, la création de tribunaux fonciers dans chaque province et les compensations et réparations destinées à être versées aux familles expropriées ou aux familles ne pouvant récupérer leurs biens.
9. Constituer un registre cadastral des terres rurales.
Aux bailleurs de fonds du Burundi
10. Financer le fond fiduciaire de la CNRS pour autant que celle-ci aura pu fournir des garanties de bonne gestion et d’indépendance administrative et financière du gouvernement.
Nairobi/Bruxelles, 7 octobre 2003